Cet article est le transcript et les ressources de l'épisode 43 du podcast Slow Marketing. 🎧 Voici le lien pour écouter l'épisode ! 📮Abonne-toi à la Newsletter pour ne rien louper des prochains épisodes !
Quelle est la prochaine étape pour le marketing responsable dans un monde en constante évolution ? Dans cet épisode de Slow Marketing, Anaïs Baumgarten, accompagnée de sa nouvelle co-animatrice Sarah Ladam, explore cette question en profondeur. Ensemble, elles accueillent Luc Teerlink, à l’initiative du projet We Play Circular chez Decathlon, pour discuter d'une stratégie de durabilité innovante : l'économie d'usage. L'épisode invite les auditeur·ices à réfléchir sur la manière dont les choix marketing peuvent transformer et pérenniser les comportements de consommation.
Luc Teerlink, un professionnel chevronné avec une carrière diversifiée allant de la gestion à la création d'une agence de marketing sportif, partage son parcours inspirant. Après plusieurs années dans le secteur de l'innovation et de la diversification chez Decathlon, Luc a découvert sa passion pour les modèles économiques durables. Sa rencontre avec les dirigeants de Decathlon Belgique a été un point tournant, l'amenant à s'engager pleinement dans la voie de la durabilité. Son projet, We Play Circular, incarne cette vision en proposant une alternative à la consommation traditionnelle par la location de produits sportifs.
L'épisode se concentre sur We Play Circular, un modèle qui invite les clients à louer des équipements sportifs plutôt qu’à les acheter. Ce modèle disruptif, qui vise à réduire l'impact environnemental tout en augmentant la rentabilité, repose sur l'idée que la qualité et la durabilité des produits peuvent être des moteurs de transformation économique. Luc partage les défis et les succès rencontrés lors de la mise en œuvre de ce projet, soulignant l'importance du marketing dans l'accompagnement du changement de comportement des consommateurs. Le podcast met en lumière la nécessité d'une approche marketing plus responsable et engagée pour soutenir la transition vers des modèles économiques plus durables et encourage les entreprises à repenser leur relation avec la consommation.
Questions clés :
Comment le projet We Play Circular a-t-il été développé chez Decathlon et quelles ont été les étapes cruciales pour son adoption ?
Quels sont les leviers marketing essentiels pour rendre ce type de modèle désirable pour les consommateurs ?
Comment l'économie d'usage peut-elle être une solution viable pour réduire l'impact écologique des entreprises tout en garantissant leur rentabilité ?
Quels enseignements tirer de la transition de Decathlon vers une économie plus durable et quels conseils pour les autres entreprises souhaitant suivre cette voie ?
Les ressources
Le transcript
Merci à mon partenaire Scrybecast qui m'aide à générer des transcripts de qualité !
Bonjour à toutes et à tous, et bienvenue dans ce nouvel épisode de Slow Marketing. J'ai le plaisir aujourd'hui d'accueillir Luc Teerlink, fondateur du projet We Play Circular chez Decathlon, et Sarah Ladam avec moi aujourd'hui. D'ailleurs, cet épisode est le 1er d'une longue série, je l'espère, que je co-anime avec Sarah. Sarah, est-ce que tu peux te présenter ?
Oui, Anaïs, avec plaisir. Donc moi, j'ai un parcours assez diversifié. J'ai commencé par m'intéresser à la psychologie clinique avant de passer par la communication, le marketing, et puis faire le focus sur la durabilité. Ça m'a permis d'avoir un angle singulier, donc de m'intéresser vraiment à la communication qui a un impact non pas au changement de consommation, mais vraiment plutôt l'aspect changement de comportement, de consommation. Et c'est là que je fais le lien avec Slow Marketing, parce que c'est aussi ce que tu essayes d'inciter au travers de ce podcast, au cours de mon travail sur les stratégies de durabilité. Ça veut dire aussi que je vais toujours m'intéresser à comment rendre désirable finalement les modèles de la transition pour provoquer un changement. Comment est-ce qu'on va travailler le positionnement des organisations, des projets de Newmark dans ce cadre, et comment les choix marketing peuvent transformer les comportements, mais surtout les transformer en réflexes et les pérenniser. Du coup, je trouve que ce qui est intéressant, c'est de se dire qu'ensemble, on va pouvoir aborder ce sujet passionnant sous toutes les coutures, puis mettre le doigt sur les pistes de solutions.
Merci, Sarah. Exactement. Et justement, c'est le sujet de cet épisode. On va parler d'une stratégie spécifique de durabilité qui est l'économie d'usage. L'économie de l'usage ? Ou plutôt quand Decathlon propose à ses clients de louer ses produits plutôt que de les acheter. Et on va se poser la question de comment est-ce qu'on accompagne le changement de comportement ? Et on peut rendre ce type de service attractif. Mais avant ça, Luc, est-ce que tu peux te présenter et nous parler un peu plus de ton parcours ?
Avec plaisir, Anaïs, Sarah, et merci pour votre invitation. Alors, mon parcours, brièvement déjà, j'ai envie de vous dire que j'ai 56 ans et les trois enfants les plus merveilleux du monde. Après une formation en gestion, j'ai travaillé pendant quelques mois pour une boîte qui était un retailer dans le matériel informatique. Et entre cette boîte et mon arrivée chez Decathlon, qui s'est opérée en septembre 2009, j'ai eu mes boîtes en démarrant dans la distribution de fournitures de bureaux, puis du trading en matériel électronique. Et puis la conviction que j'étais plus orienté service que produit. J'ai créé une petite agence de marketing sportif d'ailleurs. Puis j'ai donné naissance à un réseau qui est devenu une boîte où on aidait des grosses boîtes établies en Belgique à construire des relations de proximité et de confiance avec les dirigeants de leurs principaux stakeholders. On pense souvent que c'était du lobby, mais ce n'était pas du lobby. On avait vraiment développé une solution qui permettait de construire des relations de proximité et de confiance. Et dans cette boîte, j'ai commencé à rencontrer les dirigeants de Decathlon Belgique qui m'ont complètement séduit par leur posture qui était très différente de tous les autres dirigeants que je rencontrais. Je ne suis pas en train de dire qu'ils étaient mieux que les autres, mais dans des postures différentes. Moi me touchaient et puis ils racontaient ce qu'ils vivaient chez Decathlon et j'étais complètement séduit et par les personnes et parce qu'ils racontaient qu'ils vivaient chez Decathlon en Belgique. Et en parallèle à ça, après 15 ans de thérapie quand même, j'ai compris que je n'étais pas un chef d'entreprise. En 2009, je disais que j'avais compris que je n'étais plus un chef d'entreprise. Mais aujourd'hui, avec cinq ans de recul en plus, je me rends compte que je n'ai jamais été chef d'entreprise. Pourquoi ? Parce que gérer une entreprise, ça m'emmerde. Les opérations, ça m'emmerde. En fait, c'est très loin de mes zones de plaisir, de confort, de compétences. Voilà. Et donc, en parallèle à cette prise de conscience et la rencontre des Decathlon Belgique, j'ai un jour pris mon téléphone, j'ai appelé Faustino, le CIO belge, pour lui dire Faustino, je veux venir bosser chez vous. Et il m'a dit de lui créer ton job était le bienvenu. Et c'est comme ça que je suis rentré chez Decathlon en septembre 2009.
Merci, Luc. Du coup, effectivement, la durabilité, comme tu viens de l'expliquer, n'a pas toujours fait partie de ton quotidien. Quel a été le déclencheur pour toi ? Tu dis que tu as eu vraiment envie de travailler chez Decathlon parce que les dirigeants avaient cette posture qui t'intéressait beaucoup. Est-ce que c'est ça qui a motivé ton désir ou l'opportunité de t'embarquer dans cette voie-là ? Comment ça s'est passé ?
Alors deux trois réponses à ça. La première, c'est que j'ai fait... c'est 20 ans de thérapie. Même aujourd'hui, j'ai presque fini. Oui, je crois que là, j'ai presque fini. Enfin, pas que je suis arrivé quelque part, mais j'ai compris qu'il n'y avait rien, enfin, nulle part où arriver, en fait, plutôt. Et donc je pouvais arrêter de chercher d'abord. Dans presque tous mes projets, toutes les boîtes que j'ai créées, il y avait quand même quelque part une démarche autour des enjeux sociétaux, aussi larges soient-ils, pas seulement environnementaux. Et je pense aussi que c'est parce que je ne suis pas en train de me plaindre. Ici, quand il pleut, j'ai l'impression que c'est ma faute. En fait, tu vois, il y a un sentiment de culpabilité en moi qui fait que depuis toujours, je pense que je dois sauver le monde. Je me suis un peu apaisé avec ça. Donc les enjeux sociétaux étaient quand même en moi depuis longtemps, les enjeux environnementaux. Moi, comme tu le disais, Sarah, la dernière boîte qui est toujours en activité, c'est là que je rencontrais régulièrement les Decathlon Belgique et que j'ai vu ou compris qu'ils étaient dans des postures différentes des autres. Et ils racontaient également ce qui se faisait chez Decathlon en Belgique, et ça me séduisait beaucoup. Et ce que je les entendais souvent dire, c'est qu'il y avait une conviction très largement partagée chez les 100 000 employés de Decathlon, c'est qu'évidemment, Decathlon n'est pas sur un modèle durable, n'est pas sur un modèle soutenable. Il y a une impérative nécessité de se transformer. Et c'est aussi une des raisons qui fait que j'ai sollicité chez Decathlon. Mais ce qui était le vrai déclencheur, c'est une prise de conscience. En fait, je le disais tout à l'heure, je suis rentré chez Decathlon en septembre 2009. Et j'ai passé dans une fonction innovation diversification, vers de nouveaux modèles, des modèles plus durables. Et j'ai passé huit neuf mois à beaucoup écouter. J'ai rencontré énormément de gens en interne et en externe. Et après ces huit neuf mois, j'étais dans une réunion avec deux autres personnes et j'ai eu une révélation, en fait, dans le sens où ça m'est tombé dessus en quelques secondes, de manière soudaine.
Et c'est quoi cette révélation ?
C'est qu'en entrant dans des modèles où on permettrait aux clients d’utiliser les produits plutôt que de les acheter et devenir propriétaire, on peut potentiellement entrer dans des modèles très vertueux pour tous les stakeholders, les clients, les partenaires Decathlon. Mais c’est valable pour toutes les entreprises qui vendent des produits et la planète. Pourquoi ? Parce que dans ces modèles, au plus on conçoit, au plus on fabrique, et au plus on met à disposition les produits les plus qualitatifs et les plus durables. Et ce que j’entends par durable, c’est la durée de vie des produits. Plus les produits sont qualitatifs et durables, plus on pourra les mettre à disposition sur des termes de plus en plus longs et donc potentiellement la rentabilité par produit comparé à une vente pourrait augmenter. Et dans ce cas, les gains de rentabilité, on pourrait les partager avec les clients en réduisant les prix ou en ajoutant du service et de l'expérience dans l'offre, mais aussi avec la chaîne en amont pour les encourager à produire de plus en plus qualitatif et durable. En fait, l’énorme prise de conscience, pour moi, la révélation dont je parlais tout à l’heure, c’est que dans les modèles usage versus propriété potentiellement, plus les produits sont de qualité, plus les prix pourraient diminuer. Mais cette fois-ci, en mettant une pression positive sur la chaîne en amont, au niveau écologique, au niveau social. Donc en fait, on est sur un potentiel shift à 180°. Dans le modèle linéaire aujourd'hui, si on veut de la qualité, on la paye cher. Et comme les entreprises veulent ou doivent faire des volumes, on met de la pression sur cette qualité qui met de la pression sur la chaîne en amont, au niveau écologique et au niveau social. Avec les modèles d'usage potentiellement, c'est un shift à 180° : plus les produits seraient de qualité, plus les prix pourraient diminuer. Mais cette fois-ci en mettant une pression positive sur la chaîne en amont. Et ça, ça a été le déclencheur. En fait, cette prise de conscience-là, elle m’est tombée dans les tripes en quelques secondes.
Ce qui était déclencheur aussi, c’est ce que tu viens de partager. Mais il y a un autre élément, c’est que j’ai un truc en moi. Mais je pense que plein de gens l’ont aussi. Si on envoie du bon, on reçoit du bon. Et je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas appliquer ça aux entreprises. Si les entreprises proposent du bon, je ne vois pas de raison qu'elles ne puissent pas en récolter les fruits aussi. Je pense que... j’ai le sentiment, je ne sais pas si vous partagez ça, qu’il y a une croyance très largement répandue dans le monde de l’entreprise, que baisser l’impact environnemental, envoyer du bon, c’est une contrainte, c’est un coût, c’est au détriment de la performance économique. J’avais ce truc en moi, non, je ne peux pas imaginer que ça ne soit pas possible de baisser l’impact environnemental et en parallèle d'augmenter la performance économique. Je te rejoins complètement sur si on envoie du bon, on reçoit du bon. Donc on est assez alignés là-dessus. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur qu’est-ce que c’est le projet We Play Circular chez Decathlon, et en quoi il change du modèle historique traditionnel qu’on a l’habitude de voir ?
Je vous parlais tout à l’heure de ma révélation, de ma prise de conscience. Les vertus théoriques de l’économie d’usage. Pour tout vous dire, quand j’ai pris conscience de ça de manière soudaine, je pensais que j’avais inventé un truc et que j’allais mériter un prix Nobel. Et je n’ai pas osé parler de ma prise de conscience. J’étais en réunion avec deux autres personnes, je me suis dit non, c’est trop énorme, n’en parle pas, tu vas passer pour un illuminé. Prends un peu de temps pour retourner, pour analyser cette prise de conscience. Et j’ai passé une très mauvaise nuit, en fait, sur cette équation vertueuse, pour me rendre compte qu’elle était théoriquement irréfutable. Le lendemain, la première personne à qui j’en ai parlé m’a fait prendre conscience que je n’avais rien inventé du tout, évidemment, que c’était connu de toutes celles et ceux qui s’étaient intéressés à l’économie d’usage, à l’économie de la fonctionnalité, à l’économie circulaire, à l’économie servicielle. Ça faisait beaucoup de monde pour quelqu’un qui pensait avoir inventé quelque chose. Mais par contre, j’en ai parlé avec beaucoup de gens qui s’étaient intéressés à ces sujets. Théoriquement, c’est connu de beaucoup de monde. Par contre, trouver des modèles qui ont réellement démontré ça de manière impactante, c’est beaucoup plus compliqué. À ma connaissance, il n’y en a pas aujourd’hui.
Et donc, ce que je m’étais dit, mettons Decathlon en mouvement. Pour répondre à ta question, Anaïs, c’est quoi, le projet We Play Circular ? Mettons Decathlon en mouvement sur le modèle qui semble avoir le plus de potentiel d’impact. C’est-à-dire proposer une solution à nos clients qui leur permet d’envisager de ne plus rien devoir acheter. Un forfait mensuel et vous avez accès à absolument tout le catalogue de Decathlon. C’était 40 000 références, quand même. Tout le catalogue, sauf le consommable, évidemment, ce qui est à usage unique. Et concrètement, comment s’est déclinée cette offre ?
On proposait trois formules d’abonnement à nos clients. Il y avait un abonnement à 25 € par mois pour un plafond de 400 €, un abonnement à 50 € par mois pour un plafond de 1 000 €, et un abonnement à 120 € par mois pour un plafond de 2 000 €. Le plafond, c’est quoi ? C’est la valeur maximale des produits dont le client pouvait disposer au même moment chez lui. J’apporte une précision. Imaginez que vous avez souscrit à l’abonnement à 50 €. Vous avez pour 1 000 € de matériel chez vous : des vélos, des raquettes, des patins, que sais-je. Vous voulez faire du kayak ce week-end. Le kayak coûte 200 €. Vous ne pouvez pas. Pourquoi ? Parce que 900 € + 200 €, vous allez dépasser le plafond de 1 000 €. Pour prendre le kayak, vous devez rapporter du matériel. Vous reprenez le kayak. Mais vous pouvez rapporter le kayak à la fin du week-end et reprendre d’autres équipements par la suite, et changer tous les jours, si vous le souhaitez. Il y avait deux obligations pour le client. La première, si un produit existe dans le stock d’occasion, donc a déjà été utilisé, c’est ce produit-là que vous utiliserez. On ne sort pas un produit neuf. La deuxième contrainte, on vous demande de prendre soin des produits, c’est-à-dire de les nettoyer et les entretenir. On va vous y aider avec des tutoriels. Voilà comment bien entretenir un sac de couchage, par exemple. Mais vous vous en occupez, et si vous ne le faites pas, on vous facturera la prestation. Et une dernière chose pour expliquer le projet Anaïs. On s’est demandé en amont à quel besoin on pouvait plus spécifiquement répondre avec cette solution. Et on a pensé aux familles. Pourquoi les familles ? Parce que dans les familles, il y a des enfants. Que les enfants veulent régulièrement découvrir ou pratiquer de nouveaux sports, parfois à peine pour quelques heures. Que les enfants grandissent, et donc, parce qu’ils grandissent, ils doivent changer régulièrement d’équipement. Parce qu’ils grandissent ou parce qu’ils évoluent techniquement dans leur sport. Et enfin, il y a les activités sportives occasionnelles des familles, les activités saisonnières comme le ski, le kayak, donc beaucoup de gaspillage économique et écologique dans le tissu familial. Peut-être que cette solution pouvait répondre à ces problématiques-là.
Justement, tu nous as parlé vraiment de cette prise de conscience et puis de t'être rendu compte qu’en fait, il y avait plein de gens qui étaient déjà au courant de la plus-value potentielle d’un tel modèle. Si j’ai bien compris, il n’y avait rien qui existait chez Decathlon ? Il n’y avait pas un début de projet de ce type-là ? Comment ça se fait, finalement, que ce projet est devenu suffisamment intéressant ? Enfin, qu’est-ce qui a rendu ce projet suffisamment intéressant pour être adopté par l’entreprise et envisagé comme désirable pour les clients ? Est-ce qu’il y a eu un shift ou comment est-ce que tu t’es débrouillé, en fait, finalement, pour que ça advienne ?
Alors, il y a deux questions dans ta question, Sarah. Il y a l’adoption chez Decathlon et la désirabilité client. Sur la première, j’ai peut-être été un peu long et apporter différentes réponses. La première, c’est que Decathlon, c’est quand même une entreprise très singulière, qui est reconnue, je pense, sur tous les sujets d’innovation. Il y avait une gouvernance très particulière chez Decathlon, très singulière, qui permettait à n'importe qui de prendre n'importe quelle décision. Je vous partage quelques exemples. En Belgique, c’est un des pays où on est allé le plus loin dans cette prise de liberté et d’autonomie. Je vous donne quelques exemples. Le recrutement, jusqu’en 2014, c’était une approche assez traditionnelle, comme dans l’immense majorité des boîtes, entre les mains des ressources humaines. À partir de 2014, les gens dans les magasins pouvaient recruter eux-mêmes leurs collaborateurs. Ça ne passait plus par les ressources humaines. Ensuite, les directeurs de magasins, c’était aussi une approche top-down, entre les mains des ressources humaines, des directeurs régionaux et du CEO. À partir de 2014, de cette époque-là, plus ou moins, les gens dans les magasins pouvaient participer au choix de leur directeur. Il y a des magasins qui ont souhaité ne pas avoir de directeur. On va cogérer le magasin. C’était accepté.
Il y a un magasin à Tournai. Il y avait deux co-leaders dans le magasin qui avaient décidé de ne plus imposer le nombre de jours de congés aux équipes. On va faire confiance à la régulation sociale. Ils y sont revenus parce que c’était le bordel, mais ils ont pu expérimenter. Plus de comité de direction chez Decathlon en Belgique, on pouvait définir nos salaires nous-mêmes. En fait, n’importe qui pouvait décider n’importe quoi : augmenter son salaire, se payer une prime, ouvrir un magasin sur la Grand Place de Bruxelles, démarrer le projet We Play Circular auquel j’ai donné naissance, à une condition : respecter un process qui n’était pas un process de validation, mais un process de consultation. Je vous le décris rapidement. Le projet We Play Circular : j’ai l’idée, je devais aller en parler aux personnes qui allaient être impactées par cette décision. Ça peut être une équipe, s’il y a déjà une équipe en place (ce n’était pas le cas pour We Play Circular), ou des experts, ou, dans le cas de We Play Circular, le directeur financier, parce que j’avais besoin évidemment d’un peu de fric pour démarrer ce projet-là. Mais comme je le disais, ce n’est pas un process de validation, c’est un process de consultation. Donc si les personnes consultées dans le premier round, consultées de manière individuelle, disaient que c’était une très mauvaise idée, je pouvais quand même décider d’y aller. Ce n’est quand même pas banal dans une boîte comme Decathlon. Il y avait la possibilité d’un deuxième scénario, c’est qu’une des personnes consultées pose un veto. Dans le cas du veto, qu’est-ce qui se passait ? Les personnes qui avaient été consultées de manière individuelle, on les réunissait en collectif. La personne qui posait son veto expliquait pourquoi elle posait son veto. Échange entre les membres du collectif. C’est toujours la personne qui portait l’idée qui pouvait décider. Il y avait la possibilité d’un troisième scénario, à ma connaissance, qui n’est jamais arrivé : c’est que le veto, ou un veto soit à nouveau posé. On réunissait à nouveau les gens en collectif, mais cette fois-ci, on faisait intervenir des externes pour avoir d’autres perspectives. C’est toujours la personne qui portait l’idée qui pouvait décider. Ce n’est pas banal. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer à quel point ce processus est puissant et responsabilisant à mes yeux, bien plus responsabilisant qu’une décision hiérarchique à suivre et aussi exigeant comme processus. Donc, à ta question, comment ça se fait que Decathlon a adopté ça ? C’est chacun qui décidait pour lui, en fait, tu vois. Donc il n’y avait pas à faire adopter une mise en mouvement sur des projets comme celui-là.
J’ai une deuxième raison qui fait que selon moi, c’était adopté. C’est une part qui est tout simplement de la magie, en fait, des choses que je ne sais pas expliquer. Je vous explique. Ce projet, on l’avait à peine démarré, depuis quelques jours, que la RTBF nous a contactés pour en faire un reportage au JT de la RTBF. Ce JT de la RTBF a eu un effet traînée de poudre. Quelques mois après, c’était sur TF1. Ce projet a fait énormément de bruit, surtout en France. Vraiment énormément, énormément de bruit. Il a été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme et ça a eu beaucoup de répercussions sur l’adoption de ce projet chez Decathlon, tu vois, le projet a fait tellement de bruit. Il y a plein de décathloniens qui sont venus vers moi en disant : Luc, c’est génial. Il y a des amis à moi qui viennent me parler du projet. J’en avais jamais entendu parler. On est tellement fiers, on est tellement enthousiastes. Donc c’était beaucoup plus simple, grâce à ce bruit qu’il a fait, qu’il soit adopté par l’entreprise. Et ensuite, il y a une troisième raison, c’est que... On a lancé une phase de test avec ce projet qui a duré 10 mois, et les enseignements qu’on en a tirés sont complètement dingues. C’est potentiellement trois à six fois moins cher pour le client que l’achat. On arrive à des niveaux de profitabilité quelque part entre 27 et 52. Pour info, la profitabilité de Decathlon, aujourd’hui, elle est de 6. Donc, on la démultiplie pour un même résultat. Pour un même EBIT, on peut diviser les émissions CO2 par un facteur entre 15 et 32. Ça devient assez simple de mobiliser toute une chaîne. Qu’une entreprise adopte un projet comme celui-là, avec des niveaux de performance comme celui-là.
Voilà. Donc ça, c’était à la première partie de ta question. La deuxième partie, désirable pour le client, c’est le gros sujet, en fait. Tu vois, je pense que... Sans aucune prétention, je pense que le modèle économique, on l’a craqué. Le sujet qui reste encore à craquer, c’est la désirabilité. Je disais que c’est trois à six fois moins cher pour le client, donc c’est rationnellement, économiquement désirable pour le client. Mais c’est quand même un sacré changement de paradigme. On passe de la propriété à l’usage, et il s’agit ici d’une solution qui permet aux clients d’envisager de ne plus rien devoir acheter. Ce passage-là, il faut selon moi, l’accompagner.
Et en termes de désirabilité, je peux partager quelques chiffres ?
La première phase d’exploration, on avait un budget de 238 000 €, 150 000 € de Decathlon, 88 000 € de Hub Brussels, le subside bicirculaire. Ces 238 000 € nous ont permis d’accueillir 610 clients. On n’a pas pu en accueillir plus parce qu’on n’avait pas le budget pour en accueillir plus. Comment on a atterri ces clients ? On a démarré le projet avec deux magasins, celui d’Anvers et celui d’Evere, à Bruxelles. On a envoyé un email aux bases de données emailing de ces deux magasins. Premier arrivé, premier servi. Ensuite, la deuxième phase d’exploitation, on avait besoin de plus de fric, mais ce n’était plus la Belgique qui finançait, c’était le groupe. L’objectif était d’aller chercher 1000 clients et j’étais plus chez Decathlon à ce moment-là. Mais finalement, ils n’ont pu en attirer que 200, quelque part entre 200 et 250. Donc, la désirabilité, c’est le sujet qui reste à craquer. Malgré que ça soit trois à six fois moins cher pour le client.
Oui, parce que là, on rentre vraiment dans la question de la perception du modèle, puisque, comme tu dis, objectivement. C’est plus intéressant, mais c’est plutôt la perception, là, sans doute, qui est en cause. Et vraiment la difficulté d’opérer ce changement de comportement et pas changement de consommation.
Absolument.
Et justement, comment est-ce que vous avez essayé d’accompagner ce changement de comportement auprès des clients Decathlon ?
Je ne sais pas si vous pouvez imaginer la transformation potentielle d'ampleur que ça représente pour un groupe comme Decathlon, une bascule vers un modèle usage, parce que ça concerne toute la chaîne et tous les sports. Donc on avait décidé d’y aller très progressivement, d’aligner la chaîne très progressivement. Sur le sujet « comment accompagner les consommateurs dans ce changement de comportement », on aurait pu faire bien plus de choses que ce qu’on a fait, mais en même temps, on a fait ce qu’on pouvait. C’est un projet d’une ampleur énorme. Et aujourd’hui, moi, je ne suis pas du tout un expert marketing, Sarah et Anaïs, je peux juste partager ce que j’ai vécu dans mon expérience et des intuitions, et peut-être que je me plante complètement. Mais pour moi, ce qu’il faudrait faire pour embarquer les consommateurs dans ce changement de comportement, c’est peut-être d’abord y aller avec les offres les plus enthousiasmantes possibles. Vraiment des offres hyper sexy. C’est trois à six fois moins cher, mais waouh. Et je pense que ça l’était avec We Play Circular. C’est juste pour votre info, Decathlon a tous les sports sous un même toit. Donc proposer un abonnement mensuel, un forfait mensuel qui te permet d’accéder absolument à tous les produits de tous les sports, c’est quand même plutôt sexy. Et je pense que pour aider à la bascule vers les modèles usage, y aller avec des offres très enthousiasmantes, c’est super important, surtout si on veut proposer des solutions qui soient à la hauteur des enjeux environnementaux qui sont colossaux. On pourrait démarrer juste sur une typologie de produits, mais je ne pense pas que c’est comme ça qu’on va résoudre les problèmes. Donc ça, c’est un premier élément. Un deuxième élément, j’insiste, ce sont des intuitions, ce ne sont pas des vérités. C’est, je pense, d’être le plus ouvert et le plus transparent sur ce qui vit. Ce qui se vit, en fait, dans ce genre de projet. Je vous ai dit tout à l’heure, par chance, il y a eu un reportage à la RTBF et puis TF1. Donc on a beaucoup été interrogés sur ce qui se passait dans le projet. Et en fait, je me suis rendu compte que plus on était transparent, et transparent aussi sur nos points de vulnérabilité et de fragilité, au plus c’était mobilisateur. Je pense que ça aussi, c’est un bon moyen d’embarquer les consommateurs, de raconter ce qui se vit vraiment dans le projet.
Et ensuite, des approches peut-être un peu plus traditionnelles, c’est comme personnaliser les offres. On développait une application digitale, on n’a pas eu l’occasion d’aller si loin dans les développements. Mais je pense que ces outils, c’est une opportunité aussi, quand un client s’inscrit ou souscrit à une formule d’abonnement, de lui demander par exemple, tiens, quels sont tous les membres dans la famille ? Quel est l’âge de chacun ? Quelle est la taille de chacun ? Quels sont les sports pratiqués régulièrement par chacun ? Quels sont les sports pratiqués en famille ? Quels sont les sports que chacun voudrait découvrir ? Et sur cette base, faire des offres qui soient très personnalisées. Pas toucher aux abonnements, mais de proposer : voilà, dans le cadre de votre abonnement, tout ce que vous pourrez utiliser qui répond aux besoins de chacun des membres de la famille.
Là, pour moi, ce sont les leviers que moi, j’identifiais pour accompagner le client dans ce changement de comportement.
Et juste par rapport à ce que tu disais sur l’impact que ça avait sur une entreprise comme Decathlon, aussi grosse, de changer de modèle, est-ce que tu ne penses pas qu’en faisant ce test avec peut-être une entreprise plus petite, plus agile, et/ou qui démarre avec ce modèle-là, ça serait plus facile ?
Anaïs, je crois que dans toutes les situations, il y a toujours des avantages et des inconvénients. Je pense que dans les avantages d’une boîte comme Decathlon, si Decathlon devait réussir une transformation comme celle-là, avec sa notoriété, je pense que ça peut embarquer bien d’autres organisations à suivre la trace de Decathlon. Ça, c’est un premier élément.
Un deuxième élément. Une entreprise comme Decathlon, avec sa notoriété, encore une fois, c’est beaucoup plus simple ou beaucoup moins coûteux d’acquérir de nouveaux clients qu’une startup qui démarrait et qui devrait. Les coûts d’acquisition clients seraient, je pense, démultipliés. Info chez Decathlon, pour la première phase d’exploration, on était allé chercher 610 clients. Le coût d’acquisition était de 22 € par client, ce qui n’est pas grand-chose. Si on avait fait ça depuis une startup, ça nous aurait coûté une fortune, je crois. Donc je pense qu’il y a ces avantages-là, en fait, des grosses boîtes. Je risque d’avoir une petite émotion qui va monter en vous parlant de ça. Mais je parlais un peu de la magie qui s’est opérée autour de ce projet-là. Le projet a été accueilli avec un tel enthousiasme, Anaïs, sur toute la chaîne de la boîte. J’ai des dizaines d’anecdotes, on a été noyé dans des vagues d’enthousiasme en fait, par cette boîte qui... qui me font penser aujourd’hui que la clé pour ce genre de transformation, je parle côté entreprise, pas côté client, elle n’est pas d’être une petite ou une grosse boîte, elle n’est pas d’être agile ou pas agile. La clé pour moi principale, c’est l’enthousiasme. À partir du moment où tu as l’enthousiasme sur toute la chaîne et la volonté de se transformer vers un nouveau modèle, je pense que les résistances, tu les fais sauter, tu les déverrouilles facilement en fait. Et de l’enthousiasme, ce projet en a généré tellement. Je ne sais pas si ça répond à ta question, Anaïs.
Oui, complètement. Est-ce que d’après toi ça a eu un impact sur le positionnement que la marque avait à l’époque, ou ça a été vécu comme une proposition logique qui correspondait au positionnement de Decathlon à ce moment-là ? Comment est-ce que tu penses que cette question du positionnement a été gérée par Decathlon par rapport à un projet comme ça ? Surtout que tu parles de cet engouement, de cet enthousiasme énorme, que ce soit en interne ou en externe, un projet qui a eu beaucoup de visibilité. Est-ce que tu peux nous parler de ça ?
Decathlon n’a pas travaillé de manière structurée ou volontaire sur son positionnement autour de ce projet-là. Ça s’est vraiment opéré par magie en fait, tu vois. Le projet a fait beaucoup de bruit et je pense que ce projet a eu de l’impact, par contre, sur l’image de Decathlon, je ne peux pas en être certain, mais surtout en France, je pense que ce projet a fait. Decathlon a une bonne image, je crois, parmi les grosses boîtes. Même une très bonne image parmi les grosses boîtes. Mais je pense que ce projet-là a eu un impact très positif sur l’entreprise et sur tous les enjeux RSE et la manière dont Decathlon les aborde. Mais il n’y a pas eu de démarche structurée sur comment on va positionner Decathlon autour de ce projet-là, ça s’est fait comme une traînée de poudre. Et même au sein du projet We Play Circular, ça s’est fait tout seul. Ce qui me fait dire ou me donne envie de vous dire que, encore une fois, si ce projet était né dans une petite entreprise inconnue, il y aurait peut-être que moi et mes amis qui auraient entendu parler de ce projet, ça n’aurait pas été plus loin. Decathlon a une telle image et une telle notoriété que c’est surtout Decathlon qui a permis à ce projet de faire le bruit qu’il a fait. Mais je pense que… enfin, je pense, un petit enseignement que j’en tire, c’est que peut-être que pour des organisations comme celle-là, encore une fois, quand des projets dégoulinent de sens, comme c’est le cas de ce genre de projet-là, et avec des niveaux de performance comme ceux qu’on peut atteindre, peut-être que la magie suffit pour que les choses se déroulent.
Et est-ce que c’est encore de la magie ? Est-ce que finalement, les conditions n’étaient pas réunies ? Parce que quelque part, ma question, c’était un petit peu ça aussi, c’était de se dire, est-ce que finalement, c’est le fou ou la poule ? Le projet a eu un impact positif sur le positionnement. Mais est-ce que tu crois qu’on peut considérer aussi que c’est une question de réunir aussi ces conditions pour que ça advienne et que ça puisse se faire dans ces conditions ?
J’aime bien la manière dont tu formules la question, Sarah. Les conditions étaient là pour que la magie opère. Je te rejoins complètement. Tous les jours, je me dis : mais bordel, quelle chance immense et quel privilège immense tu as eu de vivre ce que tu as vécu dans cette boîte vraiment extraordinaire qu’est Decathlon. Les processus décisionnels dont je vous parlais tout à l’heure, je ne pense pas qu’il y ait une entreprise de 100 000 personnes dans le monde qui avait des processus comme ceux-là dans lesquels la confiance est structurellement intégrée. En fait, ça fait très probablement partie des conditions qui font que la magie opère.
Oui, mais ça fait rêver, en tout cas.
Oui, mais pour vous dire. Vous savez, j’ai vraiment… C’est des mots que je ne mets pas depuis si longtemps. En fait, ça fait quelques mois. J’étais chargé d’une énergie, pendant les quatre ans, j’étais chez Decathlon, où j’avais le sentiment que tous les assets de Decathlon, tangibles et intangibles, et vous reconnaîtrez que les assets de Decathlon, c’est quand même conséquent. J’avais le sentiment que tous les assets de Decathlon étaient à ma disposition comme ils l’étaient pour tous les décathloniens. Ce n’était pas juste pour Luc, que tous les assets de Decathlon étaient à ma disposition pour éclairer mes décisions, que je pouvais engager Decathlon en prenant moi les décisions et que j’allais être soutenu dans mes décisions. Est-ce que vous pouvez imaginer l’énergie dans laquelle ça peut vous mettre quand vous avez ce sentiment-là, de manière plus ou moins inconsciente, en vous, rien n’est impossible, quoi. Ouais, tout devient possible.
Je vous raconte une petite anecdote quand même, parce que c’est quand même pas banal. Et ça qui répond en partie à ta question, Anaïs, enfin, qui rejoint la question tout à l’heure ? Une petite entreprise ou une grosse entreprise ?
Je vous ai dit en introduction, moi les opérations ça m’emmerde, gérer une entreprise, ça m’emmerde. Donc quand j’ai eu l’idée, immédiatement, je me suis entouré de personnes pour qui les opérations étaient plus dans leur zone de confort. Et très très vite on était trois, très très vite on s’est demandé tiens, est-ce qu’on ne gagnerait pas en agilité en créant une startup qui appartiendrait à Decathlon ? Et il nous a fallu seulement quelques minutes pour se dire oui, c’est mieux, créons une startup. On a créé une coopérative dont nous étions actionnaires. Parce que si on devait créer une coopérative dont Decathlon allait être actionnaire immédiatement, ça allait prendre des plombes. On devait passer par la compliance et autres. Donc on a créé une startup. Et pour tous les trois, c’était très clair que cette startup, on allait la céder à Decathlon si jamais elle devait un jour décoller. Donc on a créé la startup. Le lendemain du passage chez le notaire, j’ai appelé le CIO belge pour dire Faustino, j’ai des nouvelles pour toi concernant We Play Circular. On a créé une boîte. Est-ce qu’il m’a répondu ? J’en ai une émotion qui monte. Il m’a dit Luc, ça sent super bon ça. Mais vous faites ça dans n’importe quelle entreprise, autre entreprise, je pense que vous êtes dégagé avec un coup de pied dans le cul et poursuivi par tous les avocats du monde jusqu’à la nuit des temps en fait. Donc oui, quelle chance et quel privilège immense d’avoir vécu ça. Et oui, Sarah, je te rejoins complètement. Le positionnement, et dans un sens plus large, même l’ADN de Decathlon a rendu ça possible.
Je vais revenir un peu plus sur le sujet du marketing. Selon toi, quel rôle doit jouer, peut jouer le marketing dans la mise en place de ce type de modèle disruptif ? Et pourquoi est-ce que c’est aussi du coup une question de marketing, d’accompagner le changement ?
Mais j’expliquais un petit peu déjà tout à l’heure, Anaïs, je crois que le modèle économique, de modèles ambitieux, en tout cas comme ça, d’économie d’usage, on l’a craqué. Ce qui reste à craquer, c’est la désirabilité. C’est pour moi le sujet aujourd’hui. J’accompagne d’autres boîtes depuis une agence de conseil sur des moments comme celui-là. Une des recommandations principales que je fais, c’est le sujet marketing est aujourd’hui le sujet sur lequel vous allez devoir vous pencher. Je disais tout à l’heure, c’est trois à six fois moins cher pour le client, ok ? L’entreprise pourra aller jusqu’à garantir que c’est minimum trois fois moins cher, c’est-à-dire prendre l’engagement de rembourser si ce n’est pas minimum trois fois moins cher. Donc il y a quand même des arguments assez solides que pour rendre l’offre désirable, mais ce n’est pas assez pour moi. Le passage de la propriété à l’usage est tellement un énorme changement de paradigme encore une fois, certainement avec des solutions comme We Play Circular qui permettent d’envisager de ne plus rien devoir acheter à travers une solution. Je pense que ce changement de comportement, il doit vraiment être accompagné, et ça sera accompagné par des marketeurs. C’est le sujet à craquer pour moi aujourd’hui. Le fait que ce soit rationnellement, économiquement désirable n’est pas suffisant. Il faut packager ces offres, il faut les rendre les plus sexy possible. Donc le marketing est le sujet à craquer.
Anaïs : C’est intéressant parce que souvent, quand j’ai des discussions sur le marketing responsable et les choix de consommation, etc. le point qui revient régulièrement, c’est la pression prix. C’est-à-dire qu’on veut faire des bons choix, le consommateur veut faire des bons choix, mais qu’en fait, il y a souvent la pression du prix qui est finalement le premier critère de choix qu’on va faire. Effectivement, là, avec ce type de projet, on met en lumière que ça a beau être rationnellement le bon choix, finalement, il y a quand même d’autres leviers qui jouent effectivement sur la culture de la possession de l’objet. On est quand même dans une société hyper matérialiste, on préfère accumuler les vélos de toute une génération dans son garage que de les louer. Enfin, ouais, c’est super intéressant parce que c’est toujours un argument qui revient et j’ai toujours senti que ce n’était pas suffisant. Et qu’il y a quand même autre chose que ça. Et il y a quand même une grosse culture du matérialisme et de posséder les choses qui existent dans notre société. On n’arrive pas à dépasser ce point, quoi.
Sarah : Il y a aussi peut-être la question de la nature de ce qui est proposé parce que dernièrement, quand je me suis penchée sur les travaux d’Olivier Hamon qui parlait de cette question-là et qui prenait le modèle par exemple de la voiture et du fait maintenant finalement que ça devenait beaucoup plus désirable de prendre les transports en commun que les modèles de voitures partagés, etc. Commençait à être vraiment utilisé. C’était aussi la question de sortir de ce, de ce diktat de la propriété, mais qui en fait aussi parce que finalement ça a plein de contraintes en termes de prix, en termes d’investissement, etc. Et peut-être que c’est intéressant de se demander tiens, est-ce que finalement c’est aussi une question de produits ou services proposés ? Peut-être que la voiture c’est tellement contraignant que finalement on arrive à sortir de ces besoins de propriété et que là, quelque part, il y a encore un petit réglage à faire ou quelque chose à trouver pour que cette question de la propriété soit vraiment… on puisse passer au-dessus.
Je voulais juste rebondir sur la voiture. Mais j’ai observé que notamment dans des villes comme Bruxelles où il y a de plus en plus de contraintes sur la voiture, moi dans mon entourage, j’ai de plus en plus d’amis qui avaient une voiture parce que c’est beaucoup de la culture de la voiture en Belgique, parce qu’il y a la voiture de société, etc. C’est très ancré, qui ne veulent plus de voitures de société ou qui en tant qu’entrepreneurs se posent énormément de questions sur la voiture. Ils sont en train de plus discuter de justement voiture partagée, etc. Parce que la pression de taxes, de parking, de route, d’embouteillage, etc. devient trop importante. Donc il y a peut-être aussi d’autres.
J’ai envie d’insister sur un point que j’ai déjà dit deux trois fois, mais c’est trois à six fois moins cher pour le client, ça devrait... On est quand même sur une base hyper solide que pour rendre ces modèles hyper attractifs en fait. Ça ne suffit pas, je le disais, mais quand même ça c’est hyper solide. Et je réinsiste aussi, l’entreprise pourrait s’engager à rembourser la différence si ce n’est pas minimum trois fois moins cher. Là, je trouve qu’il y a une super base pour des marketeurs de rendre ces offres sexy. Encore une fois, je suis un sachant de rien du tout qui n’a aucune vérité, je vous partage une intuition. Je ne pense pas qu’on va faire basculer les modes de consommation par la contrainte. On va dans le mur au niveau environnemental, vous devez changer. J’y crois pas, j’y crois pas beaucoup. Je vais vous donner un exemple qui me rend confiant, la mode, qui est un des enjeux clés aussi sur les sujets de modes, de consommation et de l’impact environnemental. Je pense que dire aux fashion victims, aux fashionistas, arrêtez de consommer de manière irresponsable, ça va jamais marcher. Par contre je vous prends un exemple qui me fait penser que ça pourrait marcher et que ces modèles sont juste hyper enthousiasmants. Imaginez qu’on va voir les fashionistas en leur disant : c’est quoi votre budget fringues par an ? 2 000 balles. On vous propose une solution où avec vos 2 000 balles vous allez pouvoir utiliser pour 12 000 € de produits. Je pense que c’est quand même beaucoup plus sexy que de leur dire vos 2 000 balles, mettez-les dans des produits qui sont plus durables, vous payez 2 000 et vous allez pouvoir vous fringuer et changer de fringues encore beaucoup plus souvent. Je pense que là il y a un truc à faire.
Sarah : Non, c’est intéressant que tu dis ça, parce que quelque part, si tu prends que les fashionistas, quelque part c’est qu’une partie de la population est une questionnement que j’avais eu aussi par rapport à We Play Circular. C’était la question de l’inclusivité et la question aussi de l’accessibilité finalement de cette offre. Est-ce que… Est-ce que vous avez vraiment pensé ce modèle comme réellement accessible à tous ? Parce que si je reboucle aussi sur la conversation qu’on a eu avec la voiture, finalement, aussi dans ce modèle, un besoin logistique de pouvoir prendre les équipements, les ramener, etc. En tout cas, est-ce qu’il y a vraiment eu une démarche de réflexion autour de l’accessibilité de l’offre, puisque c’est aussi quelque part quelque chose de très proéminent finalement dans l’ADN de Decathlon, de rendre le sport accessible à tous.
Alors, différentes réponses. Sarah, tu vois, je le disais tout à l’heure, c’est un projet qui est une potentielle transformation colossale qui bouscule absolument toute la chaîne à 180°. Dès le premier jour, avant le premier pas, on nous demandait déjà oui, mais comment on va faire sur un tas de sujets opérationnels, et quels impacts ça va avoir sur l’emploi, sur la chaîne en amont ? Et quel impact est-ce que ça va être suffisamment accessible, etc. etc. En fait, le cadre que j’ai souhaité protéger, c’est que. Évidemment que toutes ces questions sont hyper pertinentes, mais on n’est pas confronté à ces problèmes aujourd’hui. Aujourd’hui, on ne sait même pas si on a un modèle potentiellement rentable derrière ce projet. Donc moi, je propose que la première chose qu’on fasse, c’est capter de la donnée et voir si, avec ces données, si on peut les structurer et trouver un modèle. C’était le premier objectif. Et donc, toutes les questions, les autres questions, finalement, on s’est mis en mouvement, on a mené une première phase d’exploration, on a démarré une deuxième phase d’exploration et on ne s’est pas penché plus que ce qu’on avait fait sur l’accessibilité et l’inclusivité de cette offre. Mais elle nous semblait déjà très accessible et plus accessible encore que le modèle linéaire. 25 € par mois pour pouvoir utiliser tous les produits de Decathlon. Je pense que c’est a priori déjà pas mal accessible.
Et puis, il y a un autre élément. Je ne vous ai pas parlé de ça. Je vous disais tout à l’heure qu’on est sur un modèle où la baisse de l’impact environnemental accompagne l’augmentation de la performance. Comment est-ce qu’on peut traduire la baisse de l’impact environnemental en termes financiers ? Un des principaux facteurs de performance dans ce modèle, c’est les besoins d’investissement en stock. Et comment est-ce qu’on peut baisser ces besoins en investissement en stock ? En améliorant la qualité des produits et en allongeant la durée de vie des produits et en améliorant les réparabilités et la facilité d’entretien. J’ai discuté avec plein d’ingénieurs produits chez Decathlon, des produits éternels, sur plein de typologies de produits. C’est un truc qui est possible aujourd’hui. On peut aller sur la lune, on peut faire des sacs de couchage qui durent 50 ans. Les niveaux de performance dont je vous parlais tout à l’heure, 27 % à 52 % de profitabilité, trois à six fois moins cher pour le client, diviser les émissions de CO2 pour un même EBIT par un facteur entre 15 et 32, c’est avec la durée de vie estimée des produits aujourd’hui, c’est-à-dire quatre ans. Si on allonge la durée de vie des produits, vers 6, vers 10, vers 15, vers 20, vers 30, il y a un moment où ces produits seront de toute façon amortis. En général, après quatre ans, une fois qu’ils sont amortis, ils ne sont plus en charge. Donc on pourrait encore beaucoup plus diminuer les prix et rendre ces solutions accessibles. Donc je pense que c’est un modèle, en fait, qui, par sa nature, va devenir de plus en plus accessible. C’est un peu l’équation vertueuse dont je vous parlais en introduction. Plus on allonge la durée de vie des produits, plus les prix peuvent diminuer. On peut partager les gains de rentabilité avec les clients. En fait, c’est un modèle qui est vertueux à ce point.
Sarah : Mais c’est intéressant de voir que dans l'ordre où les choses se sont passées, ce n’était pas l’inclusivité qui était évidemment la top priorité, mais que le modèle en lui-même va de toute façon dans cette direction-là. C’est vrai que moi, toutes les questions de logistique, de logistique inverse, je me posais la question aussi, vraiment, de la potentialité pour toutes les familles, pour tout le monde, pour les gens qui n’ont pas de voiture, pour les gens qui n’ont pas la possibilité là, d’avoir une voiture d’une certaine taille aussi, parfois de venir, d’emporter certaines choses, de ramener certaines choses facilement, des gens qui ont aussi des horaires de boulot différenciés, qui…
C’était aussi ça, si tu veux, moi, l’intérêt de cette question, c’est de se dire ok, si problème logistique il y a. Est-ce que vous avez réfléchi justement à cette problématique de logistique ? Mais ce n’est peut-être pas le point.
Alors peut-être, on a mené une enquête auprès de nos clients, de ceux qui ont été clients et de non-clients, en leur demandant quelles étaient les principales motivations à souscrire à ce type de solution. La première raison, c’était la flexibilité : « Je peux utiliser tout ce que je souhaite, quand je le souhaite, aussi longtemps que je le souhaite ». Et la deuxième, c’était « J’ai accès à des produits auxquels je n’aurais pas accès si je devais les acheter parce que je n’ai pas le fric pour le faire ». Donc c’était déjà une des raisons évoquées sur la logistique.
On n’a pas testé ça, mais il y a des solutions. En fait, Sarah, tu vois, on pourrait sans problème livrer chez le client et aller enlever chez le client. Oui, il y a des... Enfin, quand on voit toutes les solutions que met en place des groupes comme IKEA, par exemple, sur la livraison et l’installation, ça pourrait être moi. Ce que je trouve intéressant, une réponse, si tu veux bien aller, c’est celle-là en tête, c’est qu’il y a moyen de mettre en place aussi des partenariats locaux, par exemple avec les clubs de sport, dans le cas de la solution We Play Circular. Je vous donne un exemple. Moi, j’ai un fils qui a joué au hockey de ses 5 à 8 ans aujourd’hui. Donc l’idée, c’est de changer d’équipement quand il grandit ou quand il évolue, techniquement. Mais le club de hockey, j’y vais trois ou quatre fois par semaine, parce que je dois le conduire. J’ai dû le conduire pour qu’il aille aux entraînements et aux matchs. J’aurais préféré déposer les affaires de hockey, qui n’étaient plus à la taille de mon fils, dans le club de hockey, pour l’enfant qui avait grandi, plutôt que de prendre ma bagnole, d’aller chez Decathlon et en avoir pour 25 minutes. Donc il y a moyen. Il y a des solutions, en fait, Sarah. Mais on n’a pas été dans l’exploration concrète de ces solutions-là.
Sarah : C’est aussi parce qu’il fallait le temps que le projet se développe et que ça allait être les next step, ou ça avait le mérite de pouvoir poser la question. Ce que je trouve intéressant, c’est que ça pose aussi, quand tu parlais de critères de succès, de mesure du projet, que ça met aussi la question de la croissance et de la surconsommation, qui sont un peu... Comment est-ce qu’on mesure la croissance et le succès d’un projet ? Si on sort de cette logique de surconsommation, surtout pour une entreprise comme Decathlon, où l’objectif, c’est de vendre des produits, comment est-ce que ça a été... Est-ce que ça a été une question, une discussion, quand vous avez lancé le projet ?
Non, ça n’a pas été une discussion quand on a lancé le projet. On a souvent eu cette question-là, et aujourd’hui, ma réponse est la suivante. Ça n’a pas été une discussion quand on a démarré le projet, mais il nous semblait que c’est une solution qui devait avoir un impact positif. Et aujourd’hui, les chiffres, les niveaux de performance dont je vous ai parlé, c’est avec une solution qui permet aux clients de tout utiliser. On n’a pas contrôlé le nombre de produits qu’ils utilisaient, donc ils pouvaient y aller un max. Et les chiffres que je vous partageais tout à l’heure, baisse des émissions de CO2... enfin, division des émissions de CO2 par un facteur entre 15 et 32, c’est en open bar. Donc la question de travailler ça plus en profondeur encore, ce n’est pas nécessaire. En tout cas pas à ce stade. C’est déjà beaucoup moins impactant. Et je ne vais même pas plus loin. Les chiffres que je vous ai partagés, en considérant que le client utilise 35 produits par an, et dans la première phase d’exploit, il en utilisait 24, donc l’impact était encore plus bas.
Sarah : Ok. Vous avez observé qu'il y a moins. Que par rapport à ce que vous estimez d'utilisation, c'est ça ?
Non, en fait, on a observé qu'ils en utilisaient 24. Et les projections financières dont je vous parle, ou d'impact CO2, c'est considéré sur 35, donc on s'est donné une marge.
Sarah : D'accord. Ok, super intéressant.
Anaïs : Luc, si je te dis Slow Marketing, tu penses à quoi ?
Un marketing lent pour le marketing, si je caricature un peu, c’est une approche pour pousser les ventes. Je me dis probablement Slow Marketing, c’est une approche pour arrêter de pousser les ventes et la surconsommation, mais je n’en sais pas plus, Anaïs.
Anaïs : Ça me va très bien comme définition aussi. Moi, je vais clôturer en te demandant, parce qu’on en a déjà beaucoup parlé, tu as déjà mis une voix sur pas mal de choses, mais si tu devais donner un conseil à une boîte qui doit développer ce modèle de la fonctionnalité, le rendre pérenne demain, quel serait, toi, vraiment ? Les conditions ou la question marketing à creuser pour que ça fonctionne ?
Je suis désolé, Sarah. Ma réponse, à mon avis, ne va pas t'emballer. Elle serait juste d'attirer l'attention sur les entreprises qui se mettent en mouvement, sur ce genre de modèle, sur le fait que le marketing, la désirabilité, c’est le sujet qu’ils vont devoir craquer, sur lequel ils vont devoir se pencher, et prenez le temps de le faire. En fait, et ça va dépendre d’une entreprise à l’autre, d’un produit à l’autre. Je ne pense pas qu’il y ait une réponse qui soit valable pour toutes les boîtes, pour tous les types de produits, sauf peut-être une. Allez-y sur les modèles les plus ambitieux, prenez le temps de creuser le sujet. Ma réponse n’est probablement pas très convaincante, Sarah, mais c’est la seule que je peux t’apporter si je veux être un peu juste.
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